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Perspectives

La Cour d’appel déclare que l’Inde n’a pas d’immunité contre la demande d’exécution des investisseurs de Devas et rétablit la saisie visant l’ATAI

Développements sur la question de l’immunité des États étrangers dans les procédures d’exécution de sentences arbitrales au Canada

La multiplication des différends entre investisseurs et États que l’on observe à l’échelle mondiale depuis deux décennies a entraîné au Canada une multiplication des demandes de reconnaissance et d’exécution de sentences arbitrales étrangères présentées par des créanciers contre les actifs canadiens de débiteurs souverains.

Dans ce contexte, la procédure instituée à la fin de 2021 par les investisseurs de Devas pour que la Cour supérieure du Québec reconnaisse et exécute deux sentences arbitrales (les « sentences relatives au Traité ») condamnant la République de l’Inde (l’« Inde ») à verser 111 millions de dollars américains retient l’attention comme cause type sur le rôle de l’immunité des États dans les affaires du genre au Canada. BLG représentait les investisseurs de Devas dans cette affaire.

Le 4 décembre 2024, la Cour d’appel du Québec a rendu une décision phare sur l’immunité des États dans l’affaire Republic of India c. CCDM Holdings, 2024 QCCA 1620, où elle tranche trois appels entendus ensemble. La Cour a conclu que l’Inde ne bénéficiait pas d’une immunité à l’encontre de la juridiction des tribunaux québécois dans les procédures d’exécution, rétabli la saisie avant jugement qui avait été annulée par l’instance inférieure et confirmé que les changements apportés à la législation du Québec dans les mois ayant suivi l’autorisation de la saisie n’avaient aucun effet sur les sommes cumulées avant leur entrée en vigueur.

Ce qu’il faut savoir

  • La Loi sur l’immunité des États, L.R.C. 1985, ch. S-18 (la « LIE ») accorde aux États étrangers une présomption d’immunité de juridiction (art. 3) et d’exécution (art. 12) dans toutes les affaires, y compris celles visant la reconnaissance et l’exécution de sentences arbitrales étrangères par des tribunaux canadiens.
  • La LIE accorde l’immunité aux organes indissociables de l’État étranger, comme ses subdivisions politiques et ministères, ainsi qu’à ses organismes, un « organisme d’un État étranger » étant « [t]oute entité juridique distincte qui constitue un organe de l’État étranger » (art. 2).
  • La LIE prévoit des exceptions aux immunités de juridiction et d’exécution. Par exemple, un État renonce à son immunité de juridiction lorsqu’il se soumet « de manière expresse » à la juridiction de tribunaux canadiens « par écrit ou autrement » avant l’introduction de l’instance ou en cours d’instance (al. 4(2)a)) (l’« exception de renonciation »).
  • L’État étranger n’a pas non plus l’immunité de juridiction « dans les actions qui portent sur ses activités commerciales » (art. 5) (l’« exception de commercialité »).
  • Dans l’affaire Republic of India c. CCDM Holdings, la Cour d’appel interprète l’exception de renonciation, plus précisément l’exigence selon laquelle elle doit être expresse. Elle se demande aussi si l’immunité de juridiction, que les tribunaux canadiens doivent reconnaître d’office, empêche ces derniers d’autoriser ex parte des saisies avant jugement visant les actifs d’un État. La Cour a aussi brièvement abordé la question de la séparation de l’État étranger et ses organismes au sens de l’article 2 de la LIE et ouvert la porte à l’utilisation des actifs d’un alter ego de l’État au Canada pour forcer le paiement d’une dette de l’État.

Contexte : Les sentences relatives au Traité et les tentatives d’exécution des investisseurs de Devas ailleurs dans le monde

En 2005, Devas Multimedia Private Ltd. (« Devas ») et Antrix Corporation Ltd. (« Antrix »), une société appartenant exclusivement à l’Inde, ont conclu une entente (l’« entente Devas ») aux termes de laquelle Antrix devait louer une partie du spectre de diffusion en bande S de l’Inde à Devas, et lui fournir deux satellites à être construits par l’Organisation indienne de la recherche spatiale (« ISRO »). Après avoir versé un paiement initial de 40 millions de dollars américains à Antrix et mobilisé des capitaux lors de multiples rondes, Devas a vu l’Inde annuler l’entente en raison des besoins croissants en bande S. En 2011, à la demande de la Commission spatiale, Antrix a mis fin à l’entente Devas en invoquant la force majeure.

La résiliation de l’entente Devas a poussé Devas et certains investisseurs à engager des procédures d’arbitrage devant la Chambre de commerce internationale (la « Cour d’arbitrage de la CCI ») et la Cour permanente d’arbitrage (« CPA »), au terme desquelles : (i) la Cour d’arbitrage de la CCI a condamné Antrix à verser 562,5 millions de dollars américains à Devas pour répudiation injustifiée (la « sentence de la CCI »); (ii) l’Inde a été condamnée à verser 111 millions de dollars américains aux investisseurs de Devas, car elle a manqué à ses obligations aux termes du traité bilatéral d’investissement conclu entre l’Inde et la République de Maurice dans le but de protéger et promouvoir des investissements sur leurs territoires respectifs (le « Traité ») en expropriant illégalement leurs investissements dans Devas et en ne leur offrant pas un traitement équitable (les « sentences relatives au Traité »).

L’Inde a jusqu’ici refusé de se plier à la sentence de la CCI et aux sentences relatives au Traité et a déployé des efforts colossaux pour empêcher leur exécution un peu partout dans le monde, notamment aux Pays-Bas, aux États-Unis, en Australie, en France, en Belgique, au Luxembourg et au Royaume-Uni.

Contexte : Les procédures d’exécution au Canada

En novembre 2021, les investisseurs de Devas ont déposé une demande de reconnaissance et d’exécution des sentences relatives au Traité auprès de la Cour supérieure du Québec et saisi avant jugement 37,5 millions de dollars américains appartenant à Airport Authority of India (« AAI »), des mains de l’Association du transport aérien international (« ATAI »), à Montréal (la « saisie à l’encontre d’AAI »).

En janvier 2022, la Cour supérieure a annulé cette saisie au motif que AAI était une entité juridique distincte qui n’était pas partie à l’arbitrage sous-jacent et qui, à titre d’organisme d’un État étranger, bénéficiait d’une présomption d’immunité à l’encontre de la juridiction des tribunaux du Québec en vertu de l’article 3 de la LIE. Sans statuer sur l’immunité revendiquée par AAI, la Cour supérieure a conclu que la saisie n’aurait pas pu être autorisée sans qu’il y ait d’abord eu une décision inter partes sur cette immunité. Les investisseurs de Devas ont interjeté appel de cette décision.

En juin 2022, l’Assemblée nationale du Québec a adopté la Loi concernant l’Association du Transport Aérien International (la « Loi concernant l’ATAI), selon laquelle les sommes que l’ATAI détient à l’extérieur du Québec pour le compte de tiers à qui elle fournit des services financiers ne peuvent pas être saisies. Peu de temps après, AAI a déposé une nouvelle demande pour annuler la saisie à son encontre, faisant valoir que la Loi concernant l’ATAI protégeait rétroactivement de la saisie toute somme détenue par l’ATAI en lien avec un participant à ses services financiers, dont les sommes saisies par les investisseurs de Devas depuis novembre 2021.

En septembre 2022, la Cour supérieure a refusé de se prononcer sur l’effet de la Loi concernant l’ATAI sur la saisie à l’encontre d’AAI pour les sommes cumulées avant son entrée en vigueur (l’appel des investisseurs de Devas à l’endroit de sa décision d’annuler la saisie avait déjà été interjeté à la Cour d’appel) et déclaré qu’elle rendait cette saisie inexécutoire à l’égard des sommes d’AAI recueillies par l’ATAI après son entrée en vigueur. Les investisseurs de Devas ont interjeté appel de cette décision.

En décembre 2022, la Cour supérieure a conclu que l’Inde ne bénéficiait pas de l’immunité de juridiction, car l’exception de renonciation et l’exception de commercialité s’appliquaient à la demande de reconnaissance et d’exécution des investisseurs de Devas. Vous pouvez lire le commentaire de BLG sur cette décision. L’Inde a interjeté appel de cette décision.

Décision d’appel : L’Inde ne bénéficie pas d’une immunité à l’encontre de la juridiction des tribunaux canadiens

Dans une décision récente, la Cour d’appel a rejeté l’appel interjeté par l’Inde à l’encontre du refus de la Cour supérieure de lui reconnaître une immunité et confirmé la conclusion du juge de première instance selon laquelle l’Inde avait expressément renoncé à son immunité de juridiction avant le début de l’instance en exécution. Selon la Cour, en acceptant de se soumettre à l’arbitrage international aux termes du Traité et en ratifiant la Convention pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères (la « Convention de New York »), l’Inde a fait, par implication nécessaire, une renonciation expresse au sens de l’alinéa 4(2)a) de la LIE. La Cour a donc rejeté l’argument de l’Inde selon lequel la soumission « expresse » à la juridiction était une particularité du droit canadien exigeant une déclaration claire (verbale ou écrite) de la part de l’État quant à sa renonciation.

La Cour d’appel a aussi rejeté l’argument de l’Inde selon lequel les investissements des actionnaires mauriciens de Devas étaient frauduleux et exclus de la protection du Traité, ce qui aurait fait échec à l’exception de renonciation. L’Inde affirmait que la décision de la Cour suprême de l’Inde – rendue dans une instance portant sur la demande d’Antrix de procéder à la liquidation de Devas – selon laquelle l’entente Devas était frauduleuse et contraire à l’ordre public indien liait les tribunaux québécois. La Cour d’appel s’est vivement dressée contre la tentative de l’Inde d’échapper ainsi aux sentences relatives au Traité, soulignant que la CPA avait déjà rejeté les allégations de fraude. De l’avis de la Cour d’appel, puisque ces sentences sont finales et présumément valides et exécutoires, l’Inde ne peut pas soulever de nouveau l’argument de la fraude en se basant sur une décision étrangère subséquente, surtout que l’Inde n’a invoqué aucun des motifs prévus à l’article 653 alinéa 2 du Code de procédure civile (qui intègre l’article V de la Convention de New York au droit québécois) pour invalider les sentences.

Comme sa conclusion sur l’exception de renonciation suffisait pour trancher la demande d’immunité de juridiction de l’Inde, la Cour d’appel ne s’est pas prononcée sur la conclusion de la Cour supérieure selon laquelle l’exception de commercialité trouvait elle aussi application en l’espèce. Rappelons toutefois que dans la décision CC/Devas (Mauritius) Ltd. c. Republic of India, 2022 QCCS 4785, la Cour supérieure avait conclu que les activités de l’Inde visées par la procédure d’exécution étaient principalement commerciales au sens de l’article 5 de la LIE, puisque [traduction] « [l’Inde] a enfreint un traité commercial en annulant un contrat commercial sans offrir une réparation juste et équitable aux investisseurs de [Devas] ».

Décision d’appel : La saisie à l’encontre d’AAI est rétablie

Deuxièmement, la Cour d’appel a accueilli l’appel interjeté par les investisseurs de Devas relativement à la décision de la Cour supérieure d’annuler la saisie à l’encontre d’AAI : elle a infirmé la décision du juge de première instance et rétabli la saisie de 37,5 millions de dollars américains. Elle a conclu que les investisseurs de Devas avaient respecté les critères de la saisie avant jugement, et que rien dans la LIE n’empêchait les tribunaux du Québec d’autoriser une telle saisie ex parte à l’endroit des actifs d’un État. Dans son analyse, la Cour d’appel explique que le fait de forcer les parties à tenir un long débat inter partes sur l’immunité avant qu’une saisie soit autorisée ferait échec à la visée conservatoire des saisies avant jugement et permettrait à l’État de transférer ses actifs dans un autre territoire en attendant la décision sur l’immunité.

La Cour d’appel a aussi conclu que le juge qui a donné l’autorisation avait eu raison de conclure, sur une base prima facie, que AAI était un organe indissociable de l’Inde malgré son statut de personne morale constituée aux termes de la Airports Authority of India Act, car la preuve présentée à ce juge quant aux fonctions étatiques d’AAI et à l’ampleur du contrôle exercé par l’Inde sur tous ses aspects justifiait une telle conclusion. Par conséquent, les sommes saisies auprès de l’ATAI pouvaient servir à régler la dette indienne et AAI ne bénéficiait pas d’une présomption d’immunité de juridiction distincte de celle de l’Inde. La Cour d’appel a ainsi fait savoir que le statut juridique donné à un organe d’un État étranger dans les lois de cet État ne correspond pas nécessairement au statut que lui reconnaîtront les tribunaux du Canada aux termes de la LIE.

Décision d’appel : La Loi concernant l’ATAI n’a aucun effet sur la saisie à l’encontre d’AAI

Troisièmement, la Cour d’appel a accueilli en partie l’appel interjeté par les investisseurs de Devas à l’encontre de la décision de la Cour supérieure sur l’effet de la nouvelle Loi concernant l’ATAI sur la saisie à l’encontre de l’AAI, plus précisément sur sa portée temporelle à l’égard des mesures conservatoires au Québec. Elle a conclu que la loi, entrée en vigueur six mois avant l’autorisation de la saisie, n’avait aucun effet sur les sommes recueillies par l’ATAI pour l’AAI avant cette entrée en vigueur. Par conséquent, la saisie dze 37,5 millions de dollars demeurait pleinement exécutoire.

À retenir

La décision de la Cour d’appel du Québec fait jurisprudence : c’est la première fois qu’une instance d’appel au Canada se penche sur la question de la renonciation à l’immunité d’un État dans le contexte de l’exécution d’une sentence arbitrale étrangère. Les conclusions de la Cour d’appel sont en phase avec la jurisprudence internationale, selon laquelle le fait qu’un État se soumette à l’arbitrage correspond à une renonciation à l’immunité dans les procédures d’exécution, même s’il n’y a pas d’exception propre à l’arbitrage dans la LIE. Cette décision réaffirme l’engagement du Canada envers la Convention de New York et renforce son statut de territoire favorable à l’exécution. C’est aussi la première fois qu’une instance d’appel au Canada aborde la question des saisies avant jugement autorisées ex parte contre des États étrangers. En indiquant que la question de l’immunité de l’État n’a pas à être tranchée de façon définitive avant la prise de mesures conservatoires, la Cour confirme que la LIE doit être interprétée en harmonie avec le cadre juridique sur les saisies avant jugement.

Enfin, cette décision plaira aux créanciers de sentences arbitrales qui souhaitent les faire exécuter au Canada à l’encontre d’États étrangers récalcitrants : une instance d’appel canadienne y ouvre la porte à une exécution à l’endroit des actifs de l’alter ego d’un État.

L’équipe de BLG

L’équipe de BLG représentant les investisseurs de Devas était composée de Karine Fahmy, Ira Nishisato, Amanda Afeich, Dayeon Min, Van Khai Luong et Mathieu Piché-Messier (jusqu’à ce qu’il accède à la magistrature).

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