I. Introduction
Ce mémoire fait suite à l’annonce, le 24 juin 2024 par la vice-première ministre et ministre des Finances et la ministre du Commerce international, du lancement de consultations sur les importations de véhicules électriques (VE) chinois au Canada.
Cette annonce faisait état de deux problèmes : la surcapacité dirigée par l’État et la protection de la vie privée. Elle comprenait également des pistes de solution.
Ce mémoire porte sur la surcapacité et, plus précisément, sur les implications de l’annonce pour le commerce international. Il comprend trois recommandations :
- Les questions et les mesures de politique commerciale et industrielle doivent être traitées séparément des questions de protection de la vie privée.
- Le gouvernement doit mettre à profit la vaste expertise approfondie de ses institutions spécialisées pour éviter de freiner indûment la compétitivité, la productivité et l’action climatique.
- Les mesures proposées permettraient au gouvernement d’agir rapidement en dehors du régime de garde-fous procéduraux prévu par le mécanisme de recours commerciaux du Canada. Ces mesures expéditives présentent toutefois plusieurs risques évitables. Le gouvernement aurait donc intérêt à explorer d’autres avenues.
Le contenu de ce mémoire n’est pas commercialement sensible. Les auteurs et Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., S.R.L. en autorisent la diffusion.
II. Le problème
La surcapacité dirigée par l’État chinois est un problème mondial de longue date1 qui touche plusieurs secteurs2. Ses répercussions sont complexes :
- L’arrivée de modèles chinois abordables pourrait faire baisser les prix pour les consommateurs et les producteurs intermédiaires et stimuler les ventes de véhicules électriques, ce qui serait bénéfique pour l’environnement.
- Cela dit, la surcapacité dirigée par l’État crée généralement des distorsions politiquement inacceptables et économiquement intenables dans la production et le marché du travail des autres pays producteurs. Confrontée à des pertes d’emplois et à d’autres bouleversements, la population réclame alors des mesures commerciales ou industrielles potentiellement coûteuses.
La surcapacité – qui provoque un afflux de biens à bas prix sur les marchés – amène trois formes de distorsions :
- Les producteurs voient leurs profits ou leur part du marché intérieur diminuer, ce qui entraîne des pertes d’emploi ou une baisse des investissements.
- Les producteurs voient leurs parts de marché à l’étranger diminuer, ce qui entraîne des mesures d’ajustement économique dans leur pays.
- Indirectement, les mesures correctrices perturbent encore davantage les marchés nationaux et mondiaux.
Les répercussions institutionnelles et politiques dynamiques de ces pressions commerciales et gouvernementales sont tout aussi graves. Certains indices suggèrent qu’une mauvaise gestion des transformations du marché du travail peut favoriser l’émergence de mouvements populistes déstabilisateurs3. En outre, l’incapacité réelle ou perçue de l’OMC à s’attaquer aux enjeux sous-jacents explique en partie la défaillance de son système de règlement des différends4.
Si valides soient-elles, ces considérations commerciales ne doivent pas être confondues avec les intérêts tout aussi légitimes, mais fondamentalement différents, en matière de protection de la vie privée. D’une part, la protection de la vie privée et les droits de douane5 sont difficilement conciliables. D’autre part, il existe un risque – particulièrement élevé en cette ère de désinformation active – que l’un des deux volets soit perçu comme étant négligé.
Recommandation : Conceptuellement et dans l’appareil gouvernemental, les deux enjeux doivent être séparés et faire l’objet de travaux distincts, qui déboucheront sur des mesures distinctes.
III. Le cadre de consultation
Il est tout à fait normal et souhaitable que le gouvernement consulte la population, la société civile et d’autres parties prenantes (entreprises et syndicats touchés, universitaires, groupes de réflexion et autres parties intéressées) sur un enjeu d’une telle importance. Cependant, une consultation de trente jours n’est pas la meilleure façon d’élaborer une politique solide répondant à un problème international complexe. Cette consultation doit donc être vue comme la première étape, certes importante, d’une réflexion plus large. Pourquoi? Pour deux raisons.
Premièrement, l’appareil gouvernemental fédéral prévoit déjà des mécanismes d’élaboration de politiques et comporte plusieurs instances expertes qui ont le mandat et la capacité de réaliser des analyses approfondies, puis de formuler des recommandations crédibles et réalistes.
Concernant les répercussions de la surcapacité chinoise sur le marché intérieur :
- Le Canada possède un mécanisme de recours commerciaux solide, rapide et efficace6. Ce mécanisme, qui s’applique autant aux produits subventionnés qu’aux produits faisant l’objet de dumping (y compris les cas où le dumping résulte des subventions), peut protéger l’industrie canadienne contre l’afflux d’importations qui causent ou menacent de causer un grave préjudice.
- Le Tribunal canadien du commerce extérieur7, un tribunal quasi judiciaire dont les membres et le personnel sont des experts des subventions et du commerce international en général, a pour mandat8 d’enquêter « sur toute question touchant […] les intérêts économiques ou commerciaux du Canada » dont il est saisi par le gouvernement.
- Le Bureau de la concurrence9 peut être mandaté pour enquêter sur « l’état de concurrence dans un marché ou une industrie10 » ou présenter des observations11 sur les mesures envisagées par le gouvernement.
Deuxièmement, la position du Canada doit faire l’objet d’un véritable débat public. Une enquête publique serait vraisemblablement plus utile, car les experts auraient l’occasion d’échanger entre eux au lieu de présenter un mémoire au gouvernement sans connaître la position des autres parties intéressées.
Par conséquent, les résultats des consultations devraient servir de point de départ aux travaux d’instances fédérales expertes mandatées pour réaliser des analyses approfondies.
Recommandation : Les consultations peuvent contribuer à circonscrire les questions et les problèmes soulevés par la surcapacité chinoise dans le secteur des VE. Cela dit, le gouvernement doit envisager de mettre à profit la vaste expertise approfondie de ses institutions spécialisées pour éviter de freiner indûment la compétitivité, la productivité et l’action climatique.
IV. Les mesures possibles
La vice-première ministre et ministre des Finances et la ministre du Commerce international ont nommé différentes mesures qui pourraient être imposées au terme des consultations12, notamment :
- une surtaxe sur les VE chinois en vertu de l’article 53 du Tarif des douanes;
- une modification du Programme d’incitatifs pour les véhicules zéro émission (iVZE), qui offre des incitatifs au point de vente pour les consommateurs qui louent ou achètent un véhicule admissible;
- de nouvelles restrictions touchant les investissements étrangers.
La première mesure et la deuxième pourraient atténuer, du moins en partie, les risques posés par la surcapacité en décourageant les consommateurs d’acheter des VE chinois. Elles comportent cependant d’autres risques, comme on le verra ci-dessous.
Par ailleurs, nous voyons mal en quoi d’éventuelles restrictions touchant les investissements étrangers contribueraient à juguler l’afflux de VE au Canada.
A. L’article 53 du Tarif des douanes
Le gouvernement pourrait imposer une « surtaxe » sur les VE importés de Chine pour « réagir » aux :
actes, politiques ou pratiques du gouvernement d’un pays qui soit nuisent au commerce des marchandises ou services du Canada, soit provoquent directement ou indirectement des effets nocifs à cet égard […].
Signalons d’abord que l’alinéa 23(2)a) du Mémorandum d’accord sur les règles et procédures régissant le règlement des différends (DSU) de l’OMC prévoit que les Membres « ne détermineront pas qu’il y a eu violation, que des avantages ont été annulés ou compromis ou que la réalisation d’un objectif des accords visés a été entravée si ce n’est en recourant au règlement des différends conformément aux règles et procédures du présent mémorandum d’accord […] ». Comme sa richesse nationale est tributaire des exportations, le Canada peut difficilement se permettre une dilution de cette discipline multilatérale essentielle.
Plus important encore, le principal inconvénient du recours à l’article 53 est de nature procédurale. En effet, cet article ne prévoit aucun cadre procédural.
Le mécanisme de recours commerciaux du Canada est rapide, efficace et bien conçu. Comme on l’a vu, les échanges entre les parties prenantes et les groupes touchés sont au cœur des débats démocratiques sur les phénomènes sociaux et économiques complexes. Par ailleurs, le mécanisme de recours commerciaux prévoit des délais d’examen et de révision préétablis ainsi que différentes mesures, assorties de procédures de retrait, répondant aux impératifs économiques. Ces mesures sont calibrées selon le préjudice réellement subi, et des questions d’intérêt public13 peuvent être prises en compte dans leur calcul et leur imposition. Les concepts, les approches et les mécanismes d’examens sont éprouvés. Enfin, grâce aux garde-fous procéduraux, les mesures imposées sont à l’abri des pressions politiques.
B. L’ajustement des incitatifs fédéraux
L’ajustement des incitatifs fédéraux amène un grand risque d’erreur de catégorisation : veut-on agir sur la consommation et le climat, ou sur la politique commerciale et industrielle? Sur le plan de la consommation et du climat, en quoi la surcapacité dirigée par l’État chinois diffère-t-elle de la panoplie de subventions « vertes » accordées par les États-Unis et l’Union européenne à leurs propres producteurs et exportateurs de VE? Comment calculerait-on les ajustements? Si une surtaxe était imposée en vertu de l’article 53, y aurait-il un risque de double comptabilisation?
Signalons que les subventions directes aux producteurs – pour contrer la surcapacité chinoise, par exemple – sont protégées en droit international par certaines dispositions de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), tandis que les ajustements incitatifs contreviennent potentiellement au principe de traitement national et au principe d’équité du GATT.
Recommandation : Les mesures proposées permettraient au gouvernement d’agir rapidement en dehors du régime de garde-fous procéduraux prévu par le mécanisme de recours commerciaux du Canada. Ces mesures expéditives présentent toutefois plusieurs risques évitables. Le gouvernement aurait donc intérêt à explorer d’autres avenues.
V. Conclusion
Nous saluons la décision du gouvernement de lutter contre la surcapacité dirigée par l’État chinois et de lancer ces consultations. Le gouvernement recevra sans doute des mémoires l’invitant à « agir MAINTENANT ». Or, il doit résister à la tentation d’élaborer des politiques « sur un coin de table » pour s’attaquer à de grands problèmes persistants qui touchent la politique industrielle intérieure et la réglementation du commerce multilatéral. Le Canada a déjà un cadre politique adéquat en matière de commerce, d’industrie et de concurrence. Pour assurer la rigueur des analyses, le caractère non partisan des décisions et l’efficacité des garde-fous procéduraux, les mesures retenues doivent cadrer avec les mécanismes existants.