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Perspectives

Le fédéral se lance enfin dans la création d’un registre des agents d’influence étrangers – Où en êtes-vous?

Après un long débat public sur l’influence étrangère au Canada, le gouvernement fédéral a finalement déposé, le 6 mai 2024, le projet de loi C-70 visant à créer un registre de transparence sur l’influence étrangère au Canada, lequel propose notamment l’adoption de la Loi sur la transparence et la responsabilité en matière d’influence étrangère (LTRIE). Ce projet de loi modifiera également d’autres lois liées à la sécurité nationale afin de fournir à Ottawa de meilleurs outils pour contrer l’ingérence étrangère au Canada.

Comprendre les effets du projet de loi C-70 sur les agents d’influence étrangère au Canada

La nouvelle LTRIE prévoit :

  • La nomination d’un commissaire indépendant à la transparence en matière d’influence étrangère (le « commissaire »);
  • La création d’un registre public d’agents agissant au nom de gouvernements étrangers (le « registre », dont le nom officiel n’a pas encore été dévoilé);
  • L’obligation pour ces agents de fournir au commissaire certains renseignements sur les arrangements conclus avec leurs commettants étrangers, lesquels seront ensuite publiés dans le registre;
  • L’octroi au commissaire de certains outils pour faire appliquer la Loi.

En juillet 2023, BLG avait évoqué la probabilité d’une telle loi et soulevé quelques interrogations concernant sa portée et le cadre juridique du registre proposé.  Nous avions identifié cinq éléments à définir : 1) les arrangements visés par l’obligation d’enregistrement; 2) les types d’activités à inscrire au registre; 3) les exemptions prévues; 4) les renseignements divulgués publiquement; et 5) les mécanismes mis en place pour assurer la conformité. Le projet de loi C-70 répond en grande partie à nos interrogations, même si des questions importantes restent à préciser.

Nous avions mentionné que la loi équivalente aux États-Unis, la Foreign Agents Registry Act (FARA) était largement considérée comme la référence absolue, et que le Canada adopterait sans doute une approche similaire. Il s’avère que la LTRIE s’apparente à la FARA dans sa structure et sa terminologie (bien que le sens de certains termes diffère quelque peu). À notre avis, c’était la chose à faire compte tenu de la vaste expérience des États-Unis avec la FARA. Le Canada a su tirer parti des aspects positifs de la FARA, tout en se distanciant de ses points plus controversés.

LTRIE et FARA : Points communs et différences

  1. À quels arrangements l’obligation d’enregistrement s’applique-t-elle?

La LTRIE ne prétend pas réglementer les activités politiques, mais accroître la transparence sur les arrangements conclus avec des agents d’influence étrangère.  Le paragraphe 5(1) définit l’obligation fondamentale de la Loi : « Toute personne qui conclut un arrangement avec un commettant étranger est tenue, dans les quatorze jours suivant la date de la conclusion de l’arrangement, de fournir au commissaire les renseignements précisés par règlement. » L’obligation d’enregistrement s’applique aux personnes qui concluent avec des « commettants étrangers » des « arrangements » au titre desquels elles s’engagent à exercer certaines activités liées à un « processus politique ou gouvernemental » au Canada. Les définitions des termes « arrangement », « commettant étranger », « titulaire d’une charge publique » et « processus politique ou gouvernemental » sont essentielles pour comprendre la portée de l’obligation d’enregistrement prévue par la LTRIE.

En effet, le fondement de l’obligation d’enregistrement est établi en grande partie dans la définition d’« arrangement », soit tout arrangement au titre duquel une personne s’engage à exercer, sous l’autorité d’un « commettant étranger » ou en association avec lui, l’une ou l’autre des activités ci-après à l’égard d’un « processus politique ou gouvernemental » au Canada :

  • communiquer avec un « titulaire d’une charge publique »;
  • communiquer ou diffuser ou faire communiquer ou diffuser par quelque moyen que ce soit, notamment les médias sociaux, des renseignements relatifs au « processus politique ou gouvernemental »;
  • distribuer de l’argent ou des objets de valeur, fournir des services ou mettre à disposition des installations.

La notion de communication ou de diffusion de renseignements est suffisamment large pour couvrir les « appels au grand public », définis dans la loi fédérale sur le lobbying comme un moyen de faire pression sur le grand public, directement ou par l’entremise d’un média à grande diffusion, pour qu’il communique directement avec le titulaire d’une charge publique. Ces communications peuvent déjà être soumises à des obligations d’enregistrement et de déclaration en vertu de la Loi sur le lobbying et de certaines lois provinciales. De plus, l’inclusion de la communication et de la diffusion de renseignements par le biais des médias sociaux semble essentielle, mais la LTRIE s’appliquerait alors aussi à des arrangements conclus et entièrement exécutés à l’étranger. La question de savoir comment surveiller et faire respecter (si c’est réalisable) l’obligation d’enregistrement en dehors du pays est d’une importance capitale.

Deuxièmement, la définition de « processus politique ou gouvernemental » délimite les activités ou processus intrinsèquement politiques visés par la Loi. Cette définition s’inspire largement de celle du lobbying énoncée dans la loi fédérale sur le lobbying, mais précise quelques aspects importants. Les processus visent notamment :

  • toute procédure d’un corps législatif;
  • l’élaboration de propositions législatives;
  • l’élaboration ou la modification d’orientations ou de programmes;
  • la prise de décision par un titulaire d’une charge publique ou un organisme gouvernemental, notamment l’attribution d’un contrat;
  • la tenue d’une élection ou d’un référendum;
  • la nomination d’un candidat ou l’élaboration d’une plateforme électorale par un parti politique.

L’inclusion de ces éléments dans la LTRIE signifie qu’elle s’applique non seulement aux interactions directes avec les représentants du gouvernement, mais aussi à de nombreux processus politiques sous-jacents.

Troisièmement, à l’instar des processus visés par la LTRIE, la définition de « titulaire d’une charge publique » est large. Elle englobe les trois ordres de gouvernement au Canada : tout dirigeant ou employé du gouvernement fédéral (y compris les députés, les sénateurs et leur personnel, les hauts fonctionnaires et les membres des Forces armées canadiennes et de la GRC), les députés provinciaux et leur personnel, les employés provinciaux, les maires, les conseillers municipaux et le personnel municipal, les conseillers de bande et les membres de tout gouvernement autochtone, et tout dirigeant ou employé de toute autre entité représentant les intérêts des Premières Nations, des Inuits ou des Métis. L’inclusion des députés provinciaux et de leur personnel, des autres employés provinciaux, ainsi que des politiciens municipaux et de leur personnel n’était pas prévue et élargit grandement le champ d’application de la Loi.

Finalement, par « commettant étranger », on entend un État étranger ou une puissance étrangère (y compris les gouvernements infranationaux, comme ceux des États ou des provinces), une personne agissant sous la direction ou au profit d’une puissance étrangère, des factions ou des partis politiques opérant au sein d’un État étranger, et des entités contrôlées, en fait ou en droit, ou détenues en grande partie par un État étranger. Contrairement à la FARA, qui prévoit une exception ambiguë et hasardeuse visant les activités commerciales pour éviter qu’elle soit entièrement inopérable, la LTRIE semble contourner le problème en se concentrant uniquement sur les entités étrangères détenues par l’État.

De plus, à première vue, le Canada n’a pas fait de distinction entre les pays amis ou ennemis dans son approche. Tous les territoires, qu’ils soient « amis » ou « ennemis », seront soumis à la même obligation d’enregistrement, bien qu’il reste possible que le Canada adopte des règlements pour accorder un traitement préférentiel à un ou plusieurs proches alliés. Il est intéressant de noter que la FARA n’adopte pas non plus une telle approche et prévoit une application universelle.

  1. Quels types d’activités seront visés?

La nature des activités assujetties à l’obligation d’enregistrement est précisée dans la définition d’« arrangement ». Ces activités comprennent la communication avec un titulaire d’une charge publique, la communication ou la diffusion de renseignements liés à un processus politique ou gouvernemental, la distribution d’argent ou d’objets de valeur, ou la fourniture de services ou de la mise à disposition d’installations. Cela signifie que le simple fait d’aider une entité étrangère ou une société d’État à s’établir au Canada, ou de leur fournir des conseils juridiques ou commerciaux généraux, n’entraîne aucune obligation d’enregistrement à moins qu’il ne s’agisse d’une des activités énumérées dans la définition d’« arrangement ».

  1. Quelles seront les exemptions à l’enregistrement?

La Loi prévoit une exception pour les activités diplomatiques et consulaires. Si aucune autre exemption n’est expressément mentionnée, le fédéral pourrait en ajouter d’autres par voie de règlement. La FARA en prévoit un certain nombre, notamment la prestation de conseils juridiques et la représentation devant les tribunaux et les organismes de réglementation, les activités diplomatiques et consulaires exercées par du personnel accrédité, ainsi qu’une « exemption commerciale » pour les activités privées non politiques visant à promouvoir une relation commerciale légitime.

Cela peut donner une idée des exemptions qui pourraient être ajoutées par voie de règlement, bien que le Canada ait choisi une approche quelque peu différente en ce qui a trait aux activités à enregistrer. Certains cas d’exemption expressément prévus par la FARA, comme celui relatif aux activités commerciales, seraient superflus dans le cadre de la LTRIE puisque celles-ci ne sont pas assujetties à l’obligation d’enregistrement. Précisons que, sans exemption précise ajoutée par voie de règlement, le fait qu’une activité donnée doive être enregistrée en vertu d’une autre loi, comme la loi fédérale sur le lobbying, ne dispense pas de l’obligation d’enregistrement en vertu de la LTRIE. Le registre fonctionnera indépendamment de tous les autres régimes d’enregistrement ou de transparence existants.

  1. Quels renseignements seront divulgués publiquement?

Les renseignements fournis au commissaire seront accessibles au public. Le paragraphe 8(1) exige du commissaire qu’il établisse et tienne à jour le registre, dont le nom officiel reste à déterminer. Le paragraphe 8(2) stipule expressément que « le registre doit être accessible au public ». Il est encore trop tôt pour dire quels renseignements devront être fournis. Le paragraphe 5(1) stipule uniquement que toute personne qui conclut un arrangement avec un commettant étranger doit fournir au commissaire « les renseignements précisés par règlement ». Aucune indication n’a été fournie à cet égard, et il n’est pas clair si les « renseignements » exigés comprendront, par exemple, le montant de toute rémunération ou des copies de tous documents que la personne a diffusés au nom du commettant étranger, comme c’est le cas en vertu de la FARA.

Comme cette imprécision touche la nature même du registre, il est impossible d’anticiper l’incidence de celui-ci sur les personnes enregistrées ni son efficacité à atteindre l’objectif visé par la Loi. Une exigence trop restrictive sur les renseignements à fournir risquerait de saper les efforts déployés pour assurer une large application de la Loi. Nous surveillerons donc attentivement l’évolution de la situation.

  1. Quelles seront les mesures coercitives pour assurer la conformité?

La LTRIE prévoit un régime de sanctions à deux volets calqué sur celui de la FARA, qui différencie les « violations » des « infractions » et applique des pénalités proportionnelles. Les « violations » non criminelles comprennent l’omission d’enregistrer des activités, l’omission de mettre à jour un enregistrement et la fourniture de renseignements faux ou trompeurs. Elles peuvent être prouvées selon la prépondérance des probabilités et entraîneront des sanctions administratives pécuniaires, dont le montant exact doit encore être fixé par règlement. On peut présumer que cette voie ne sera utilisée que lorsque les actions auront été non intentionnelles (ou lorsqu’il sera impossible de fournir une preuve hors de tout doute raisonnable).

Les « infractions », plus graves, comprennent l’omission d’enregistrer des activités, l’omission de mettre à jour un enregistrement et la fourniture de renseignements faux ou trompeurs, mais aussi l’entrave et le parjure. Plusieurs infractions prévues au Code criminel, telles que le complot et la complicité (avant et après le fait), s’appliqueront également. Une infraction est punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire ou par mise en accusation. Les sanctions peuvent aller jusqu’à une amende de 5 millions de dollars, un emprisonnement de cinq ans, ou les deux. Ces sanctions s’avèrent plus sévères que ce que prévoit la FARA.

Bien entendu, les sanctions ne suffiront pas à faire respecter la Loi; il est aussi essentiel de pouvoir légalement enquêter sur les infractions potentielles et de disposer à cet effet des ressources financières et humaines suffisantes pour être en mesure de le faire en temps opportun. Force est de constater que la LTRIE offre un cadre relativement solide, car elle confère au commissaire les pouvoirs d’enquête d’une cour supérieure, lui permettant de convoquer des témoins et d’exiger qu’ils témoignent par écrit ou oralement, ainsi que la production de documents ou d’autres éléments de preuve.

Cependant, on ignore encore quelles ressources seront mises à la disposition du commissaire. Le registre aura beau offrir le meilleur cadre juridique au monde, si le commissaire manque de ressources, sa véritable incidence sera pratiquement nulle. Le facteur temporel a aussi son importance. Avec les élections fédérales à l’horizon, le gouvernement devra mettre les bouchées doubles pour assurer la mise en œuvre du registre et doter le commissaire des ressources adéquates avant cette échéance.

Nous joindre

Nous continuerons à suivre le sujet de près pour vous tenir au courant de l’évolution de la situation. Pour en savoir plus sur l’influence étrangère au Canada et sur le registre de la LTRIE, n’hésitez pas à contacter les personnes-ressources ci-dessous ou un avocat ou une avocate du groupe Politique publiques et relations gouvernementales.

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