Deuxième d’une série de deux articles
La multiplication des faillites de locataires provoquées par la pandémie de COVID-19 soulève une question cruciale pour les locateurs commerciaux : quelle protection obtiennent-ils de la sûreté consentie par leur locataire? La sûreté consentie par le locataire aux termes d’un bail peut prendre différentes formes, notamment la garantie ou le cautionnement par un tiers, des paiements anticipés de loyer, un dépôt en espèces ou une lettre de crédit. Il est essentiel de comprendre que certaines formes de sûretés offrent une plus grande protection au locateur en cas de faillite du locataire, surtout lorsque le bail a été résilié par le syndic de faillite du locataire.
Ce qu’il faut savoir
- Il existe plusieurs types de lettres de crédit, notamment les lettres de crédit renouvelables, révocables et commerciales, mais la norme dans le contexte des transactions de location demeure la lettre de crédit de soutien irrévocable.
- Il s’agit d’un acte délivré par un tiers, généralement l’institution financière du locataire (l’émetteur), dont les modalités ne peuvent être modifiées unilatéralement et qui ne peut être résilié ni retiré par l’institution financière. La lettre de crédit a un terme fixe, souvent assorti de renouvellements automatiques, selon la sûreté consentie.
- Le bénéficiaire désigné dans la lettre de crédit (c’est-à-dire le locateur) conserve la lettre de crédit afin de garantir l’exécution des obligations du locataire aux termes du bail.
- Autrement dit, la lettre de crédit permet au locateur d’encaisser le montant de la lettre de crédit lorsqu’il confirme à l’émetteur que le locataire est en défaut d’exécution du bail.
- Les locateurs sont invités à examiner soigneusement le projet de lettre de crédit avant de l’accepter comme sûreté pour s’assurer qu’elle concorde avec les dispositions du bail.
Faillite et recours du locateur
Pour un locateur, le principal avantage d’une lettre de crédit se rapporte à l’application de cette forme de sûreté en cas de faillite d’un locataire commercial. Le dépôt de sûreté en espèces préalablement remis par un locataire en faillite tombe automatiquement dans les biens qui seront distribués parmi les créanciers du locataire en faillite1. Ce pourrait également être le cas pour les loyers payés d’avance, tout dépendant du libellé du bail2. De plus, même si une garantie ou un cautionnement peut demeurer en vigueur malgré la faillite du locataire et la résiliation du bail3, leur valeur dépendra avant tout de l’engagement financier de la partie qui consent la garantie ou le cautionnement, engagement qui peut très bien avoir changé depuis que la garantie ou le cautionnement a été consenti.
La Loi sur la faillite et l’insolvabilité du Canada (la LFI) et la Loi sur la location commerciale de l’Ontario (la LLC) imposent certaines limites impératives sur les créances privilégiées (quoique non garanties) que peut faire valoir un locateur sur les biens d’un locataire en faillite, à savoir jusqu’à trois mois d’arriérés de loyers et trois mois de loyers exigibles par anticipation (à condition que ce droit soit prévu dans le bail) (la créance privilégiée)4. Selon l’étendue des obligations du locataire en faillite et eu égard aux créanciers ayant la priorité sur le locateur, ce dernier pourrait récupérer bien peu d’argent.
C’est dans ce contexte de hiérarchie des créanciers définie par la loi que les avantages de la lettre de crédit, en particulier la lettre de crédit de soutien irrévocable, l’emportent sur toutes les autres formes de sûretés.
Approche de la common law dans un contexte de location commerciale
En règle générale, la jurisprudence affirme que le locateur peut percevoir le paiement d’une lettre de crédit sans être en concurrence avec les autres créanciers du locataire en faillite, mais il subsiste une certaine incertitude quant à la question de savoir dans quelle mesure une lettre de crédit est autonome, et quant au montant qu’un locateur pourrait être autorisé à retirer lorsque le bail a été résilié dans le cadre d’une faillite.
Historiquement, les tribunaux ont adopté deux approches distinctes concernant les effets que peut avoir la faillite sur la capacité du locateur à profiter de l’obligation contractuelle d’un tiers d’effectuer un paiement lié à l’obligation d’un locataire aux termes d’un bail (p. ex., un garant, ou un tiers émetteur). Premièrement, un certain nombre de décisions, suivant l’arrêt Cummer-Yonge Investments Ltd. c. Fagot et al., ont jugé que les obligations du locataire en faillite au titre du bail prenaient fin à la résiliation du bail, de sorte que le droit du locateur de recouvrer sa créance en se prévalant de la lettre de crédit auprès d’un tiers émetteur se limitait à sa créance privilégiée5. D’autres tribunaux ont traité la question de manière différente en suivant l’obiter dictum de la Cour suprême du Canada dans Crystalline Investments Ltd. c. Domgroup Ltd., dans lequel la cour a déclaré que l’obligation d’un tiers d’effectuer un paiement pouvait persister malgré la résiliation du bail, en conséquence de quoi l’encaissement d’une lettre de crédit par le locateur n’était pas nécessairement limité à sa créance privilégiée6. Bien que ni Cummer-Yonge ni Crystalline ne traitaient expressément de lettres de crédit, la communauté juridique et les décisions de jurisprudence subséquentes ont appliqué les principes relatifs aux obligations de paiement des tiers et aux résiliations aux lettres de crédit détenues en garantie des obligations de location commerciales.
L’incertitude quant à la question de savoir dans quelle mesure un locateur peut exiger le paiement d’une lettre de crédit a atteint son apogée en 2019 avec la décision de la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans 7636156 Canada Inc. v. OMERS Realty Corporation (OMERS).La cour a jugé que l’obligation de la banque de verser le paiement au locateur au titre de la lettre de crédit dépendait entièrement du maintien en vigueur des obligations du locataire en faillite à l’égard du locateur en vertu du bail. Elle a jugé que puisque la résiliation du bail par le syndic éteint les obligations à exécution successive du locataire aux termes du bail, le droit du locateur de recouvrer sa créance au moyen de la lettre de crédit se limitait à sa créance privilégiée7. Après avoir été saisie en appel, la Cour d’appel de l’Ontario a récemment rendu sa décision dans l’affaire OMERS8, où elle apporte des précisons très attendues sur les circonstances dans lesquelles un locateur commercial peut exiger le paiement d’une lettre de crédit, affirmant qu’il n’existe aucune disposition dans la LFI, ni aucun principe en droit de la faillite, qui l’emporte sur le principe de l’autonomie, et qu’à moins d’une exception à ce principe, le locateur a le droit d’encaisser le plein montant de la lettre de crédit9.
Reconnaissant la diversité des décisions ayant précédé OMERS, la cour s’est lancée dans une analyse approfondie de la jurisprudence. Elle a longuement examiné les différentes approches, rejetant au bout du compte l’argument du syndic voulant que les principes du droit de l’insolvabilité l’emportent automatiquement sur l’autonomie des lettres de crédit en raison de la résiliation du bail par le syndic, de sorte qu’un locateur aurait uniquement le droit d’exiger le paiement d’une lettre de crédit jusqu’à concurrence de sa créance privilégiée10. La cour a ensuite réitéré le principe de l’autonomie applicable aux lettres de crédit, à savoir que l’obligation de l’émetteur envers le bénéficiaire d’une lettre de crédit doit en tout temps être indépendante de l’exécution réelle du contrat sous-jacent (c’est-à-dire le bail)11. Elle a fait remarquer que cette autonomie des lettres de crédit est [traduction] « essentielle à leur fonction d’atténuation du risque commercial12 », puis examiné une éventuelle exception au principe de l’autonomie, soit une demande d’encaissement frauduleuse de la lettre de crédit de la part du bénéficiaire.
La cour a ensuite analysé le libellé du bail et de la lettre de crédit, qui prévoyaient tous deux que la lettre de crédit resterait en vigueur en cas de faillite et de résiliation du bail, un facteur important dans la conclusion de la cour selon laquelle l’encaissement de la lettre de crédit par le locateur n’était pas visé par l’exception au principe de l’autonomie relative à la fraude13. Cependant, un examen approfondi de l’exception au principe de l’autonomie déborde du cadre du présent article. La cour a établi des lignes directrices sur les incidences de la faillite du locataire sur la capacité du locateur à encaisser une lettre de crédit, mais au bout du compte, la question de savoir si le locateur a le droit d’encaisser une lettre de crédit et le montant qu’il peut encaisser exigent une analyse des faits, du libellé du bail et de la lettre de crédit, ainsi que des circonstances liées à l’encaissement.
Avis d’intention de présenter une proposition en vertu de la LFI
Les lettres de crédit doivent également être examinées dans le contexte du dépôt par le locataire d’un avis d’intention de présenter une proposition en vertu de la LFI (un avis d’intention).
Lorsqu’un locataire commercial dépose un avis d’intention, il bénéficie :
- d’une suspension des procédures d’au moins 30 jours pendant laquelle il est protégé des réclamations de ses créanciers14;
- d’une interdiction d’exécution des clauses « d’insolvabilité » du bail pendant la période de suspension15;
- d’un droit de résilier le bail commercial, sous réserve de certaines conditions16.
Pendant la suspension, la LFI exige que le locataire prépare et dépose une proposition officielle auprès de ses créanciers. La faillite peut être évitée si le locataire réussit à déposer sa proposition et à la faire approuver par ses créanciers, mais s’il omet de déposer sa proposition avant la fin de la suspension, ou si ses créanciers n’approuvent pas la proposition, il est automatiquement réputé être en faillite.
Il est important de souligner que les créanciers, dont les locateurs, sont en droit de contester la suspension. L’article 69.4 de la LFI permet à un créancier de demander la levée de la suspension en présentant à la cour une preuve démontrant que l’application continue de la suspension lui causera vraisemblablement un préjudice sérieux ou encore qu’il serait, pour d’autres motifs, équitable de rendre pareille décision17. De même, le paragraphe 50.4(11) de la LFI permet au locateur (à titre de créancier) de demander à la cour de mettre fin à la suspension avant l’expiration du délai de 30 jours pour présenter une proposition, prorogé par le tribunal, le cas échéant, si la cour est convaincue que :
- le locataire n’a pas agi de bonne foi et avec toute la diligence voulue;
- le locataire ne sera vraisemblablement pas en mesure de faire une proposition viable avant l’expiration du délai;
- le locataire ne sera vraisemblablement pas en mesure de faire, avant l’expiration du délai, une proposition qui sera acceptée des créanciers;
- le rejet de la demande causerait un préjudice sérieux à l’ensemble des créanciers.
Une récente décision de la Cour du banc de la Reine de l’Alberta a examiné la question de savoir si la demande de paiement d’un locateur au titre d’une lettre de crédit ne relevait pas des « procédures » visées par la suspension accordée par l’article 69.1 de la LFI. Dans Tri-State Signature Homes Ltd, Re, la cour a statué que l’encaissement d’une lettre de crédit ne faisait pas partie des actions interdites par une suspension, au motif que la demande de paiement d’un locateur au titre de la lettre de crédit se rapporte à une obligation de l’émetteur envers le locateur, plutôt qu’à une obligation du locataire18.
Suspensions ordonnées par la cour en vertu de la LACC
En plus des avis d’intention prévus dans la LFI, il importe d’examiner les incidences sur les lettres de crédit d’une demande déposée par un locataire en vue d’obtenir une ordonnance, et de la délivrance de ladite ordonnance par la cour, en vertu de l’article 11 de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC). Alors que le processus de réorganisation établi par la LFI est relativement encadré, la LACC est plus souple et donne à la cour une plus grande marge de manœuvre pour rendre des ordonnances qui sont adaptées aux circonstances afin de faire progresser la réorganisation.
Cela dit, la LACC prévoit aussi une suspension des procédures qui empêche les créanciers de prendre des mesures contre la compagnie ou ses actifs, ou de résilier les contrats avec la compagnie (même lorsqu’ils comportent des « clauses d’insolvabilité »). L’une des différences notables est la façon dont la LACC traite les lettres de crédit. L’article 11.04 de la LACC précise que l’ordonnance prévue à l’article 11.01 est sans effet sur toute action, poursuite ou autre procédure contre la personne – autre que la compagnie visée par l’ordonnance – qui a des obligations au titre de lettres de crédit ou de garanties se rapportant à la compagnie19. À ce titre, sauf dans des circonstances exceptionnelles où la cour exerce sa compétence inhérente, l’encaissement d’une lettre de crédit émise par un émetteur au profit d’un locateur ne relève pas des activités interdites par une suspension accordée en vertu de la LACC20. Il est à souligner qu’il n’existe aucune disposition équivalente à l’article 11.04 dans la LFI.
Dernières réflexions
Lorsqu’il signe un bail, un locateur devrait bien penser à la forme de sûreté qui convient le mieux à ses besoins. S’il s’agit d’une lettre de crédit, il doit notamment prêter une attention particulière à sa forme et à ses modalités et conditions, ainsi qu’à la solvabilité de l’émetteur. Le locateur préférera une lettre de crédit de soutien irrévocable, tandis que le locataire aura tendance à choisir une lettre de crédit révocable conditionnelle. Certaines limites pourraient s’appliquer au montant que le locateur est autorisé à encaisser, et aux délais d’encaissement, tout dépendant des faits en cause. C’est le cas notamment du libellé de la lettre de crédit et de la question de savoir s’il offre une sûreté pour les arriérés de loyer ou pour toutes les obligations du locataire, et si la lettre de crédit doit continuer à s’appliquer advenant le dépôt d’une requête en faillite par le locataire, la résiliation du bail, la suspension des procédures ou un soupçon de fraude.
Une entité (y compris un locateur) qui envisage d’accepter une lettre de crédit comme sûreté, ou qui détient déjà une lettre de crédit comme garantie d’exécution à l’égard d’une autre entité en vertu d’un contrat, devrait évaluer attentivement quel serait le moment opportun pour réaliser cette garantie, surtout s’il y a déjà eu au moins un défaut d’exécution du contrat en question, compte tenu de la probabilité que de nouveaux défauts se produisent. À l’heure où la COVID-19 fait régner une incertitude économique sans précédent, reste à savoir si les tribunaux iront encore plus loin en établissant de nouvelles distinctions dans l’état du droit actuel en vue d’offrir un recours à la partie « lésée ».
BLG est là pour accompagner les locateurs et les locataires en ces temps difficiles. Si vous avez des questions, communiquez avec les personnes-ressources ci-dessous ou écrivez à l’adresse prochaineetape@blg.com, que nous utilisons pour aider les entreprises à s’y retrouver. Nous répondrons gratuitement à vos questions simples et nous vous offrirons des renseignements et des ressources pour vous aider à résoudre les problèmes plus complexes.
1 York Realty Inc. v. Alignvest Private Debt Ltd., 2015 ABCA 355, 2015 CarswellAlta 2108, paragr. 2 et 28; Abraham, Re, [1926] 3 D.L.R. 971, 1926 CarswellOnt 257 (Ont. C.A.); Sills, Re, 1956 CarswellOnt 42, [1956] O.R. 494, 35 C.B.R. 217, 4 D.L.R. (2d) 432.
2 Ibid.
3 Les tribunaux ont adopté une approche contradictoire selon laquelle les obligations des garants persistent malgré la résiliation du bail par le locataire en faillite; ainsi, la Cour d’appel de l’Ontario dans Curriculum Services Canada/Services des programmes d’études Canada (Re), 2020 ONCA 267, aux paragr. 35 et 62-65, citant un obiter dictum de la Cour suprême dans Crystalline Investments Ltd. c. Domgroup Ltd. aux paragr. 37-42, affirme que le garant n’est pas automatiquement libéré de son obligation de garantie d’exécution du bail lorsqu’un syndic de faillite résilie le bail en question.
4 Loi sur la location commerciale, L.R.O. 1990, ch. L.7, art. 38; Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. 1985, ch. B-3, paragr. 136(1).
5 Cummer-Yonge Investments Ltd. v. Fagot et al., [1965] 2 OR 152 (Ont HC), conf. par [1965] 2 OR 157 (ONCA), p. 3; Titan Warehouse Club Inc. (Trustee of) v. Glenview Corp, 1988 CarswellOnt 135, [1988] C.L.D. 285, paragr. 18; 7636156 Canada Inc. v. OMERS Realty Corporation, 2019 ONSC 6106 (CanLII), paragr. 24, 37 et 39.
6 Lava Systems Inc. (Receiver & Manager of) v. Clarica Life Insurance Co., 2002 CarswellOnt 2053, [2002] O.J. No. 2526, [2002] O.T.C. 529, 115 A.C.W.S. (3d) 494, 161 O.A.C. 53, 1 R.P.R. (4th) 50, 27 B.L.R. (3d) 19, paragr. 3-4; 885676 Ontario Ltd. (Trustee of) v. Frasmet Holdings Ltd. (1993), 17 C.B.R. (3d) 64, paragr. 29-43.
7 6156 Canada Inc. v. OMERS Realty Corporation, 2019 ONSC 6106 (CanLII), paragr. 24, 37 et 39.
8 7636156 Canada Inc. (Re), 2020 ONCA 681.
9 Ibid., paragr. 108-109.
10 Ibid., paragr. 31.
11 Ibid., paragr. 39.
12 Ibid., paragr. 41.
13 Ibid., paragr. 58.
14 LFI, paragr. 69(1) et 69.1(1).
15 LFI, paragr. 65.1(1) et (2).
16 LFI, paragr. 65.2(1).
17 LFI, art. 69.4.
18 Tri-State Signature Homes Ltd (Re), 2017 ABQB 587, paragr. 29; Meridian Developments Inc. v. Toronto Dominion Bank, 1984 CanLII 1176 (AB QB), paragr. 38 et 42.
19 Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C. 1985, ch. C-36, art. 11.04; L.W. Houlden et Geoffrey B. Morawetz, « Bankruptcy and Insolvency Law of Canada », 4e édition (Toronto : Carswell, 2009), Companies' Creditors Arrangement Act, art. 87.
20 Northern Transportation Co., Re, 2016 ABQB 522, 2016 CarswellAlta 1834, paragr. 101; Re Meubles Dinec inc., Re, 2006 CarswellQue 4986, 2006 QCCA 747, paragr. 21-24.